Ces derniers jours, une nouveau symbole est apparu dans les flux d’information de designer.
En effet, depuis le 1er mai 2025, un nouveau symbole officiel, Ⓓ (lettre D cerclée), permet aux designers de signaler clairement que leurs dessins ou modèles sont enregistrés et protégés au sein de l’Union européenne. Comparable, dans le droit anglo-saxon, au ® pour les marques déposées ou au © pour les Copyrights. Ce symbole Ⓓ vise donc à combler une lacune en matière de signalétique de propriété intellectuelle.
Intégré dans le nouvel du Règlement Européen (UE) 2024/2822 sur les dessins et modèles, il améliore la visibilité des droits des créateurs et agit comme un outil dissuasif contre la contrefaçon. Les designers sont encouragés à intégrer ce symbole dans leurs produits et communications pour renforcer la reconnaissance et la protection de leurs créations dans toute l’Union européenne.
Pour plus d’information, je vous invite à lire le communiqué enthousiaste (et naïf) de l’Alliance France Design : https://www.linkedin.com/posts/alliancefrancedesign_le-symbole-arrive-dans-le-droit-europ%C3%A9en-activity-7330865626585907200-C_6q
Bref, la réforme est présentée comme une révolution sensé protéger les créateurs mais pose de nombreuses (et profondes) questions philosophiques.
Compte tenu de la très-très-très-très faible culture juridique des designers et au regard de l’enthousiasme naïf qui entoure cette actualité, il me semble qu’un éclairage est important !
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Avant de rentrer dans le cœur du sujet, il faut distinguer 3 régimes de protection juridique pouvant s’appliquer aux créations.
Droit d’auteur (70 ans): Le droit d’auteur est un ensemble de protections juridiques accordées automatiquement au créateur d’une œuvre originale dès sa création, lui permettant de contrôler l’usage et la diffusion de celle-ci. Il repose sur la reconnaissance de l’expression personnelle du créateur, sans nécessiter de formalité préalable.
Dessins et modèles (25 ans) : Droit qui protège juridiquement l’apparence visuelle d’un produit (définie par ses lignes, contours, couleurs ou forme. Contrairement au droit d’auteur, cette protection nécessite généralement une démarche formelle de dépôt et vise à sécuriser l’exploitation commerciale d’une création esthétique industrielle.
Droit des marques (10 ans) protège les signes distinctifs (mots, logos, sons, couleurs, formes…) permettant à une entreprise de différencier ses produits ou services de ceux de ses concurrents. Cette protection, obtenue par dépôt officiel, confère au titulaire l’exclusivité d’utilisation de la marque dans son secteur commercial.
Copyright ©, Marque déposée ®, Trademark ™ : utilisés en droit anglo-saxon (USA), ces différentes mentions indiquent l’existence d’un droit de propriété, principalement dans une dimension économique. Il accorde à l’auteur, ou à celui qui détient les droits, un monopole d’exploitation sur la reproduction, la diffusion et l’adaptation. Contrairement au droit d’auteur continental (europe), il reconnaît quasi-pas de droits moraux, et privilégie la logique contractuelle et commerciale. La protection est conditionnée par l’enregistrement et s’inscrit dans une perspective d’incitation à la création par le marché.
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Le cœur philosophique du débat sur le nouveau Règlement Européen (UE) 2024/2822 réside dans la confrontation de deux visions opposées du statut de la création :
• l’une fondée sur la présomption d’originalité (Confiance implicite à l’égard du créateur)
• l’autre imposant une preuve formalisée par le dépôt (défiance implicite à l’égard du créateur).
Nous allons le voir, plusieurs plaques tectoniques s’affrontent dans les profondeurs de l’océan du droit.
En effet, d’un côté, on touche à un clivage fondamental dans la propriété intellectuelle : le droit d’auteur (issu du Code de la propriété intellectuelle, CPI) vs le droit de la propriété industrielle (auquel appartient le droit des dessins et modèles, le droit des marques, brevets, etc.).
De l’autre côté on a une conception anglo-saxonne du droit (common law, copyright, trademark) vs un droit continental (droit latin, droit d’auteur…), deux mondes invisibles, mais très réels, qui influencent la manière dont on pense, protège et valorise la création.
et pour résumé :
- Le droit d’auteur étant un droit de l’esprit, centré sur l’auteur.
- Les droits de la propriété industrielle étant des droits de l’usage, centrés sur l’exploitation.
Ce sont évidement des droits cumulables, mais faut il bien comprendre quels intérêts ils protègent !
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Création et Confiance : l’éthique du droit d’auteur
Le droit d’auteur est profondément ancré dans une éthique de la confiance. Cette confiance part du principe que l’œuvre est spontanément reconnue comme originale et digne de protection dès sa naissance. Juridiquement, elle présuppose une vérité morale : le créateur est légitimement auteur, porteur d’une subjectivité unique et authentique, à laquelle la société doit protection sans condition préalable. Par principe.
C’est là toute la beauté du droit imaginé à la révolution française par Beaumarchais. Protection automatique dès la création, impliquant des droits moraux inaliénables (intégrité, paternité de l’œuvre), en plus des droits patrimoniaux.
Dans ce modèle, le créateur n’a pas à prouver formellement la légitimité de son acte créatif ; la société, par l’intermédiaire du droit, lui fait crédit immédiatement. L’intégrité morale et intellectuelle de la création est protégée naturellement.
Cette conception du droit, extraordinairement protectrice pour l’auteur, implique en retour une exigence forte : que le créateur se pense véritablement comme auteur — c’est-à-dire comme un sujet responsable de la forme qu’il donne au monde. On ne devient pas auteur par simple déclaration. Est auteur celui qui peut assumer et défendre la singularité de son geste créatif.
Il y a cet esprit libertaire dans le droit d’auteur. Ce refus de l’autorisation préalable, cette protection automatique, cette idée qu’un individu, sans institution, sans dépôt, sans capital, peut faire naître un droit par la seule force de sa pensée. C’est un droit qui fait confiance à l’auteur, qui reconnaît la création comme un geste libre, subjectif, inaliénable — avant même qu’elle soit rentable, visible ou exploitée.
On notera que c’est le droit qui possède la durée de protection la plus longue. 70 ans après la mort du créateur. L’auteur a donc un monopole économique énorme sur sa création.
On notera au passage une forme d’ambiguïté sur ce droit. Est-ce un droit de propriété privé ? Dès lors, pourquoi s’éteindrait il 70 ans après la mort ?
L’auteur n’est pas simplement propriétaire de son œuvre comme on l’est d’un bien matériel ; il est dépositaire temporaire d’un droit exclusif, justifié par la singularité de son geste créatif mais appelé, à terme, à rejoindre le bien commun… mais 70 ans après sa mort…
Bref. On pourrait digresser longtemps sur ces incohérences et sur le caractère excessif de ce droit…
Défiance institutionnalisée : le cynisme du Ⓓépôt
À l’inverse, le Règlement (UE) 2024/2822 introduit une logique de défiance institutionnelle. Il présuppose implicitement que l’originalité et la légitimité d’une création doivent être explicitement prouvées, attestées et contrôlées par des actes administratifs (dépôt, publication officielle).
Dans cette logique, toute création est considérée comme non protégée tant qu’elle n’a pas été déposée (ce qui est faux avec le droit d’auteur…). La protection est donc subordonnée à une démarche formelle, ce qui implique une charge de la preuve inversée. Ce n’est plus à la société de faire confiance au créateur, mais au créateur de démontrer qu’il est digne de cette confiance.
Ce paradigme transforme l’acte créatif en un acte administratif, fragilisant ainsi la valeur symbolique de la création, réduite à un acte de gestion et de transaction juridique.
Et puis la protection est vraiment légère ! Le dépôt d’une marque ou d’un dessin et modèle est un acte purement formel, qui ne garantit en rien la validité ou la défense automatique du droit. Il crée une présomption de droit, moyennant 190 à 250€, mais celle-ci peut être contestée à tout moment en cas d’antériorité, de défaut de caractère distinctif, ou de non-conformité aux critères de protection.
L’intérêt de ce type de droit c’est qu’il permet de régler de nombreux litiges sans passer par la Justice traditionnelle, en s’appuyant sur une forme de justice administrative rendue par les offices de propriété intellectuelle (INPI en france). Cette démarche facilite la gestion des conflits en amont, renforce la sécurité juridique des entreprises, et permet souvent une dissuasion suffisante en cas d’atteinte aux droits. Mais cette efficacité procédurale repose sur une logique de forme, non de fond : le droit prétend exister parce qu’il a été enregistré, non parce qu’il exprime une singularité ou une intention créative.
Autrement dit, on peut être titulaire d’un droit enregistré, sans que celui-ci soit pleinement opposable ou juridiquement sécurisé.
C’est là dessus que je trouve l’Alliance Française des Designer légère sur leur présentation des arguments à la profession. Laisser penser qu’en mettant un Ⓓ sur ses travaux offrirait une garantie de protection est trompeur !
Cela contraste fortement avec le droit d’auteur, qui repose sur une reconnaissance immédiate, fondée sur l’originalité, et non sur une procédure ou un formulaire.
Je vous épargne les digressions sur les abus de droit (right trolling), qui consiste à déposer en masse des marques ou des dessins dans une logique purement stratégique, dans le seul but de préempter des territoires juridiques ou de bloquer des concurrents. On serait dans une pure dénonciation de la logique de marché « premier arrivé, premier servi »…
Hiérarchie des droits
→ Droit français
→ Droit privé
→ Droit de la propriété intellectuelle
→ Droit d’auteur (Livre I du CPI)
→ Propriété industrielle (Livre V du CPI)
- Marques
- Dessins & modèles
- Brevets
À priori, dans cette hiérarchie, les « dessins et modèles » ne sont pas inférieurs ou supérieurs au « droit d’auteur » : ils sont sur un pied d’égalité, dans deux branches complémentaires d’un même ensemble juridique.
Pourtant en cas de conflit le droit d’auteur va primer sur la propriété industrielle (comme une marque ou un modèle). En effet, les tribunaux reconnaissent que le droit d’auteur prévaut, car il est antérieur, personnel et plus fondamental.
Par exemple, le droit moral (une composante du droit d’auteur) est particulièrement puissant : il permet à un auteur de s’opposer à la déformation, à l’appropriation, ou à l’exploitation non autorisée de son œuvre, même après un dépôt de marque ou de modèle.
Bref, il me semble que le droit d’auteur reste le « dieu » des droits, le plus protecteur pour les créateurs.
Conséquences juridiques et éthiques : une protection fragilisée du créateur
On l’a vu, le modèle du droit d’auteur est protecteur par nature : il donne immédiatement au créateur une capacité d’action en cas d’appropriation abusive. Il valorise l’originalité, l’intention, la subjectivité — il reconnaît l’auteur comme personne créatrice.
Le droit des marques ou des dessins et modèles protège avant tout des « formes » dans une logique de distinction commerciale, souvent détachée de l’auteur. Le dépôt relevant d’un acte stratégique ou économique, où la valeur de la création est subordonnée à sa fonction sur un marché.
Enfin, la notion de droit moral est totalement absente des régimes de dépôt. Elle est pourtant consubstantiel à la notion de créateur : elle reconnaît que l’œuvre n’est pas un simple objet transférable, mais le prolongement d’une pensée, d’un regard, d’une identité. Le droit moral — droit au nom, au respect, à l’intégrité — incarne ce lien indissociable entre l’auteur et sa création, au-delà de toute logique marchande ou utilitaire. En l’oubliant, on réduit la création à un actif économique, alors qu’elle est d’abord une prise de position dans le monde. Supprimer le droit moral, c’est effacer la personne derrière la forme.
Bref, la logique de « dépôt » transforme la protection en procédure administrative, le statut du créateur est implicitement rétrogradé. La logique implicite devient celle d’un simple « fournisseur » de formes et non celle d’un Auteur avec un grand « A ».
Ce changement culturel risque de modifier la manière même dont la société perçoit et valorise l’acte créatif : moins comme un acte moral et culturellement enrichissant, et davantage comme une simple activité économique standardisée.
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Mon rêve serait que la notion d’auteur soit véritablement comprise et partagée.
Qu’on comprenne, dans la société, le rôle et la place des auteurs. Qu’être auteur, ce n’est pas seulement produire une forme, mais c’est de porter une vision, d’accoucher d’une parcelle de « nouveau monde » et d’être responsable de cette création. C’est-à-dire un acte singulier, irréductible et profondément humain.
Comprendre cela, c’est refuser que la création ne soit traitée comme un simple produit. C’est défendre l’œuvre comme un acte de sens, le créateur comme une conscience, et le droit comme une reconnaissance, non comme une formalité.
Voilà pourquoi au nom du droit d’auteur, je n’utiliserai pas ce Ⓓiable de Ⓓ !
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