🚂 Pendant que tout le wagon-lit


« Pourquoi devrais-je vous aider à mettre votre valise là-haut ? ». 

Le regard presque aussi noir qu’une encre de marine oxydée de mazout, l’homme s’effondra sur le siège central du compartiment. Visiblement, excédé, mais sans avoir assisté au début de leurs échanges, je ne peux me faire une idée précise de la situation. J’observais.

« T’es une ordure. Compte sur les prochaines 24 h de train pour oublier mon nom ». Elle était du même acabit que lui. S’effondrant à l’angle opposé de ce qui semblait être son mari. Dans ce genre de situation, les autres passagers changent leur regard de trottoir. J’en faisais autant, sans pouvoir me retenir de regarder ses chaussures discrètement.

Des bottines nouées à la hâte, comme nouées en menteuse. La fourrure qui débordait du col semblait comme un volcan de neige. « Va te faire foutre » continuait-elle.

L’homme avait fermé ses yeux depuis son arrivée. Mit sa tête sur sa main, et en occupait tout le confort disponible. Probablement n’existions-nous même pas dans son paysage.

Elle continuait de s’agiter. Ses lèvres bougeaient sans forcément sortir de bruit. Mais son regard en disait trop. Une colère, voire, une haine. Pirandello n’était rien à côté de ce spectacle. Je régalai.

Nous allions passer 24h dans la vie d’un couple au bord de la crise de nerfs. Nous nous réveillerons quelque part, à l’est et plus encore.

La nuit s’approchait déjà, et la vitesse du train entrait dans sa routine. Mes voisins allumaient discrètement leur petite lumière orientable, de sorte que l’atmosphère se tamisait.

Elle, au contraire, restait tout feu allumé. Ses yeux aussi sombres soient-ils, laissaient encore jaillir quelques étincelles dangereuses. Chacun de ses regards semblait immoler l’homme qui l’accompagnait.

Moi, j’avais depuis un moment déjà, entrepris de remonter le regard. Connaissant ses bottines par cœur, je m’étais aperçu que l’on pouvait distinguer une ligne de démarcation sur le versant nord de ses bas nylon.

Le premier contact fut étrangement articulé. Des sanglots semblaient avoir remplacé les batteries d’injures. « Pardon, je ne suis pas sûre de vous avoir compris.. »

« Ah, oui… elles sont allemandes… » et je lui tendais une cigarette du paquet proéminent de ma chemise. Sa silhouette soudainement délestée du poids de je ne sais quoi, elle se leva, d’un geste franc ouvrit la porte du compartiment, puis s’évapora dans le vacarme du wagon.
Je restai là. Pris entre deux ronfleurs. La nuit était avancée.

On m’avait chargé de transporter une mallette dont j’ignorais tout. Des livres de comptes probablement. L’homme énervé se réveilla. « Parlez-vous français ? Merci de vous occuper d’elle… je peux compter sur vous jeune homme ? « 

Sans vraiment savoir à qui je m’adressais, l’homme se rapprocha pour continuer son monologue « elle n’est pas en forme, à vrai dire un peu suicidaire quand elle n’est pas hystérique. Je vous dédommagerais généreusement si vous pouviez là surveiller discrètement à ma place. »

Ses deux sourcils épais retombaient aussitôt sur ses yeux, comme pour clore le monologue. J’acquiesçais sans me faire prier. Mon âge et la gueule de comptable devaient faire de moi un parfait garde madame, sans risque pour ses jupons.

Il devait déjà recommencer à ronfler quand je me décidais à poser la mallette entre la porte et le siège. Dehors, chaque linteau de bois venait frapper en rythme la mécanique des rails. La vapeur semblait se dissoudre sans peur dans les forêts des Ardennes.

« Mon mari vous envoie ! Quel fils de pute ! »

Son langage n’avait pourtant rien de grossier. Je la regardais avec un regard neutre, une sorte de regard suisse, ou suédois. Elle replongea sa tête par la fenêtre. Je restai accoudé aux moulures en bois qui parcourent le couloir. Sous nos pieds, une épaisse couche de moquette étouffait le combat mécanique qui se déroulait sous nos pieds.

Elle était pieds nus. Ses bottines tremblotaient, seules, à l’autre bout du wagon. Probablement avait-elle jugé de les retirer pour ne pas salir le tapis, ou plus réaliste, elles avaient volé comme du bois vert. L’odeur de la cigarette remontait par intermittences.
« Vous ne devriez pas fumer. Enfin, à la fenêtre je veux dire… »
Son regard ressorti de sa taverne, mais cette fois-ci accompagné d’un « va te faire foutre, toi aussi » en ma direction.

J’avais souri. Gêné. Et puis j’étais re-rentré dans le compartiment. Laissant l’angle de la porte légèrement entre-ouverte, de sorte que par un jeu de reflet sa silhouette me reste visible.
Elle ne bougeait pas. Inerte. Impassible. La nuit avançait et mes yeux neutres commençaient à percer à travers le noir.

Sa robe en reflet qui n’était qu’une tâche évanescente et grise devenait doucement un champ de coton après la mousson. Un air limpide semblait envahir mon champ de vision. J’apercevrai à nouveau les deux traits noués au nylon, la courbure de son dos dessinait un S avec ses jambes.

Ses jambes s’arquaient sans fléchir. Sa poitrine semblait retenir son corps aux vitrages.
Imaginez tous ces villages traversés avec une vue plongeante aux balcons, tous ces gardes champêtres se réveillant pour l’express de 00:31 pour voir deux envahisseurs s’attaquer à leurs rêves.

Je déminais mes mains qui chaque seconde de ces pensées venaient à se courber comme pour lancer une grenade offensive en leurs directions.
J’étais pacifiste, pour la paix des ménages, mais j’aurais volontiers relancé une seconde guerre mondiale pour un plus petit lopin de chair.

Ses jambes s’étaient raidies, ses hanches avaient repris de la hauteur, de sorte que sa position ne laissait peu de chance à la paix. Les accords de Versailles pouvaient exploser. J’étais raide et mort de torpeur sur le siège en velours de mon wagon plombé.

Elle n’avait, à force de dire le mot « foutre », pas pu me mettre une autre idée en tête.
L’armistice devait sonner. J’étais le généreux général qui devait la déloger de son logis.

Derrière ma tête. Un « clic » s’arma.

« Repose ton cul sur la banquette »

L’homme noir et sinistre avait posé sur ma nuque un calibre de manufacture ancienne et néanmoins réputé.

« Où est la malette ? « 


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